Joker

Le film, qui relate une histoire originale inédite sur grand écran, se focalise sur la figure emblématique de l'ennemi juré de Batman. Il brosse le portrait d'Arthur Fleck, un homme sans concession méprisé par la société. 



Une chauve-souris dans le plafond
Atteint de trouble psychiatrique, Arthur Fleck est une victime. Tabassé, moqué, abusé, l’homme s’exprimant naïvement doit prendre un cocktail de sept médicaments pour garder la tête hors de l’eau. Ses rencontres répétées avec une assistante sociale lui permettent de garder un zeste de lucidité… jusqu’à ce que la ville de Gotham ne fasse des coupes budgétaires… de quoi entraîner une sursaut prolétarien accompagné de violence ?

Qui d’autre qu’un cinéaste abonné aux comédies pouvait réaliser un film centré sur le bouffon le plus célèbre de l’histoire du cinéma ? Onze ans après l’effarante prestation d’Heath Ledger dans « The Dark Knight », il revient à Joaquin Phoenix d’incarner cette figure messianique des reclus qui n’ont plus rien à perdre.

De l’ombre à la lumière
Avec « Joker », le beau roi déchu de la pantalonnade Todd Phillips (« Old School », « The Hangover ») s’essaie à un autre genre. Pour cette incursion dans le registre dramatique, le cinéaste se paie deux super bras droits. À commencer par Lawrence Sher et son honorable photographie. Le travail effectué sur la colorimétrie est tout bonnement stupéfiant. Le costume coloré du Joker contrebalance à peine la noirceur de ce récit démentiel. Et puis, il y a le scénariste Scott Silver, (« 8 Miles », « The Fighter ») avec qui Phillips tente ici de voir ce qui se cache sous le maquillage psychologique du Joker. Ces deux-là n’ont visiblement pas brossé les cours de psychologie.

À noter que la sinistre et sombre composition sonore de Hildur Guðnadóttir a véritablement fait partie du processus créatif. La compositrice envoyait des musiques à l’équipe du film pendant le tournage. Cela permit aussi à Joaquin Phoenix d’improviser des pas de danse sur lesdites compositions. Squad goal ?

Les transitions soignées et les plans rappelant les comics d’autant sont tout à l’honneur du réalisateur. Celui-ci fait montre d’un sens du détail qui récompensera une seconde vision. Fervents cinéphiles, vous voilà prévenus !

Derrière la caméra de Todd Phillips, certaines scènes tendent vers la perfection visuelle. La montée des escaliers escarpés du quartier d’Arthur Fleck fait penser à l’ascension du Mont Olympe tant celle-ci semble pénible et laborieuse. Il faut dire que Phoenix donne de sa personne. La perte de poids de Joaquin l’aide à se mouvoir autrement. De part sa gestuelle, ses tics, son regard hagard et sa maigreur, Joaquin Phoenix ne joue pas simplement : sous ses traits, le Joker prend vie à l’écran. Une prestation sensationnelle qui lui vaudra de décrocher un Oscar, ou, à tout le moins, de participer sérieusement à sa quête.

Rupert Pupkin devient Murray Franklin
Le reste du casting n’est pas en reste puisque Robert De Niro répond également présent. Il interprète avec aisance un talk show host dans la lignée de Johnny Carson. Zazie Beetz (Domino dans « Deadpool ») se montre convaincante en voisine de palier tentant de joindre les deux bouts. Frances Conroy (« The Aviator »), en mère folle à lier, excelle. Sous les traits du richissime et ambitieux père de famille, Brett Cullen (grand habitué des séries TV) brille également.

Film un peu trop dérivé de classiques ou simples hommages rendus au cinéma de Scorsese ? « The King of Comedy », « Taxi Driver » (le mime du flingue sur la tempe !) ou encore « Raging Bull » viennent à l’esprit. Sans prendre la défense de Todd Phillips, même un réalisateur adulé tel que Tarantino se fait taxer de plagiat aujourd’hui. Quand on sait que Martin Scorsese était sensé produire et/ou réaliser le film, on comprend mieux les similitudes avec son oeuvre.

Todd Phillips sort son joker
Comparer Joaquin à ses prédécesseurs serait futile tant les précédentes apparitions du Joker sur grand écran allaient dans des directions diamétralement opposées. Avec « Joker », Phillips signe un film qui fonctionne comme un stand-alone. N’espérez donc pas voir Joaquin donner la réplique à Robert Pattinson. Le but de l’acteur n’étant pas de rentrer dans la famille DC Comics mais plutôt de relever un défi de taille : permettre à la vision de Phillips d’exister.

Rira bien qui rira le dernier
Lion d’Or à Venise, « Joker » est à cent lieues de toutes les autres adaptations de Comic Books. Certains parlent déjà de revival du genre. Véritable origin story de la création d’un méchant, cette étude de personnage représente un ton différent et ô combien bienvenu. Une fois le générique de fin passé, il est fort à parier que le rire du Joker continuera de vous hanter tel le fantôme des Noëls passés.

Note :
Critique : Goupil

Autre critique, autre point de vue – « Joker » vu par le Professeur Grant :

I. Exit le DC Universe

Alors que les studios Marvel tutoient le firmament du box-office sans toutefois atteindre des sommets artistiques, le concurrent DC, lui, peine à se trouver une ligne de conduite cohérente et traîne derrière lui quelques navets nauséabonds (Batman V. Superman, Suicide Squad, Justice League) qui n’en finissent pas de l’enterrer cinématographiquement parlant. Comprenant qu’il n’y avait plus rien à tirer de ce fameux DC Universe de pacotille, le réalisateur Todd Phillips bondit sur une idée de génie et la pitche aux pontes de la Warner, major détentrice des droits de Batman et compagnie : prendre le Némésis le plus charismatique du chevalier noir comme personnage principal d’une origin story. Oubliez tout univers étendu, il s’agit ici d’un standalone movie comme on dit dans le jargon professionnel.

II. Interlope

Comment le Joker est-il devenu le sociopathe bien connu de tous ? Telle est la question que se pose le réalisateur. Ce dernier va donc ignorer ce qui a déjà été fait et partir d’une histoire originale. Il brosse ainsi le portrait d’Arthur Fleck, un quadra qui vit toujours avec sa mère impotente dans la banlieue interlope de Gotham City (entendez New-York), dans les années 80. Son quotidien est peu reluisant : petits boulots de clown façon homme-sandwich, appartement miteux, rendez-vous chez une psy, brimades de toutes parts… Alors, il se met à rêver. Son ambition : amuser la galerie, lui dont les rires nerveux et incoercibles le handicapent constamment. Devenir une vedette du stand-up et, pourquoi pas, passer à la télévision, dans le show de son animateur préféré Murray Franklin (Bob De Niro himself).

III. In character

Pour mener à bien son ambitieux projet, le metteur en scène se sert allègrement dans ses influences (le cinéma de Scorsese et les thrillers violents des eighties parfaitement digérés) et propose non pas la légèreté insignifiante d’un blockbuster indigeste à la « Aquaman », mais bien le style sombre d’un polar d’auteur d’une noirceur sans égale. « Vendu ! », s’est écrié Warner, las de voir ses superhéros se faire laminer par le public et la critique. Il ne fallait donc plus qu’à trouver l’acteur idoine, capable de proposer une nouvelle variation du protagoniste sans se planter. Et la tâche s’avère plutôt casse-gueule quand on regarde dans le rétroviseur : la prestation ahurissante de Jack Nicholson et surtout la performance borderline de Heath « Why So Serious ? » Ledger hantent encore de nombreux cinéphiles.

IV. Clown Prince of Crime

Le cinéaste a trouvé l’acteur idéal en la personne du surdoué Joaquin Phoenix, lequel délivre une interprétation magistrale et démente du Clown Prince of Crime, en mode « Filez-moi un Oscar et fissa ! ». Une récompense qui serait cent fois méritée tant le quadragénaire porte le film sur ses épaules de bout en bout. Ce dernier ne laisse rien au hasard, travaillant la gestuelle, ajustant la posture, soignant le regard et surtout le rire nerveux qui caractérise le personnage. D’aucuns, moins aguerris, se seraient couverts de ridicule en tombant dans le cabotinage le plus extrême (Jared Leto ?). Phoenix, rachitique car délesté de pas moins de vingt-cinq kilos (!), a suffisamment potassé son personnage que pour le rendre à la fois attachant et inquiétant. Mieux, de la poésie émane de son jeu. Bluffant !

V. Kopeck

Si sa prestation sensationnelle et en tout point éblouissante restera dans les annales du septième art, elle ne doit oblitérer ni la maestria de la mise en scène ni l’excellence du scénario. Qui aurait misé ne serait-ce qu’un kopeck sur Todd Phillips, maître ès pantalonnades hollywoodiennes (la trilogie The Hangover, Old School, Road Trip) ? Personne ! Pourtant, un autre réal’ issu de la comédie potache a lui aussi opéré un virage à 180 degrés avec une belle réussite à la clef. Son nom : Adam McKay. Ce dernier, à qui l’on doit le diptyque « Anchorman » et « Step Brothers », est venu chatouiller les plus grands cinéastes habitués de l’Académie avec deux films plus sérieux : les satiriques « Vice » et « The Big Short ». Phillips, qui avait déjà entamé un changement de cap dans sa filmographie avec le réussi « War Dogs », semble s’inscrire dans son sillage.

VI. Aliénation

Le récit dialogue en permanence avec la mythologie et l’univers de Batman (Gotham City, Arkham, la backstory de Bruce Wayne…) tout en ayant l’intelligence de s’extirper du matériau de base pour offrir in fine une étude de la démence. Ou comment un homme déjà psychologiquement instable bascule totalement dans l’aliénation. Car l’ambition du réalisateur n’est pas de reproduire ce que l’on retrouve dans les comic books mais bien de livrer une nouvelle vision de cet agent du chaos en laissant libre court à son imagination. Qui est-il ? D’où vient-il ? Comment expliquer ses agissements ? En cela, son scénario co-écrit avec Scott Silver, auteur de l’extraordinaire « The Fighter », est tout simplement brillant.

VII. Dystopie ?

Avec cette histoire de marginal rejeté par la société, le tandem de scénaristes étudie en profondeur la psychologie d’un personnage au bord du gouffre, à la frontière de la folie. Et c’est passionnant ! Chaque séquence permet de comprendre comment le mal-aimé Arthur Fleck, affaibli par tant de mépris, d’indifférence et d’humiliation, va tout doucement basculer dans le costume du clown psychopathe. A bien des égards, ce monde dystopique prend des allures réalistes. Comment ne pas y voir une diatribe corrosive sur notre propre société, rongée par le capitalisme, gangrenée par l’individualisme, aveuglée par la sphère médiatique ? A l’heure où les fractures (sociales, économiques…) s’amplifient, l’ire monte et le peuple descend dans les rues. En cela, le long-métrage se positionne en miroir de notre actualité et prend des résonances contemporaines.

VIII. Feel-bad movie

Fini de rire donc pour le cinéaste qui a bâti toute sa carrière sur des comédies façon grandes gaudrioles. Ce dernier signe un véritable feel-bad movie anxiogène, mais surtout un authentique chef-d’œuvre aux allures de film d’auteur populaire. Aucune scène n’est à jeter, offrant par-delà un montage dynamique. Pas un bout de gras, pas de redondance, pas de longueur. Le récit est fluide, la mécanique bien huilée, le génie partout. Et, pour la première fois de sa carrière, Todd Phillips propose une mise en scène pensée, étudiée, précise. Chaque plan est calibré au millimètre près, shooté au moyen d’une photographie irréprochable. En substance : mise en scène léchée, récit futé, reconstitution des 80’s au cordeau, partition musicale parfaite de l’Islandaise Hildur Guðnadóttir… Bref, « Joker » n’a pas volé son Lion d’Or empoché à la dernière Mostra de Venise et restera, à coup sûr, l’un des films majeurs de 2019, juste derrière « Parasite ». Put on a happy face !

Note : 
Critique : Professeur Grant

Commentaires

  1. Vraiment un tout,tout grand film. J'adore Joaquin Phoenix et ici, il est au sommet de son art. On entre "facilement" dans cet univers noir. On n'en ressort jamais vraiment... hantés par le rire du Joker.

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