Babylon
Los Angeles des années 1920. Récit d’une ambition démesurée et d’excès les plus fous, Babylon retrace l’ascension et la chute de différents personnages lors de la création d’Hollywood, une ère de décadence et de dépravation sans limites.
Hollywood,
« l’hubris cité »
Grandeur et décadence
dans la Cité des Anges des années folles, tel est le programme de cette fresque-fleuve
tragi-comique de plus de trois heures. Giclée diarrhéique, projection urinaire
façon douche dorée, jaillissement de liqueur séminale, jet de vomissure, crachat
de morve, effusion d’hémoglobine, écrivons-le sans ambages, le cinquième
long-métrage et magnum opus signé Damien Chazelle (Whiplash et La La Land, mais
aussi le sous-estimé First Man) ne vous ménage pas les mirettes. Sachez-le avant
de vous laisser choir dans votre fauteuil de cinéma, autant avoir l’estomac
bien accroché. Aussi passionné, semble-t-il, par les fluides corporels et les
sécrétions muqueuses que par le septième art et ses différentes professions, le
jeune prodige de 37 ans vous invite, dans la première partie craspec de cette
épopée monstre, à participer, comme si vous y étiez, à une interminable bacchanale
endiablée.
Pandémonium :
concupiscence, poudre de joie et jazz
Frasques, vices, débauche,
dépravation, tous les excès sont permis dans le milieu du show-business durant
les twenties. Et le cinéaste n’y va
pas par le dos de la cuillère. Le Franco-Américain, assoiffé de péloche, lâche
sa caméra dans cette bamboula fiévreuse prenant des allures de pandémonium. Il
le fait avec une liberté frondeuse, une fougue séditieuse et un
affranchissement personnel qui étonnent autant qu’ils détonnent. Ce dernier
fait alors montre de son sens inné de l’image et du montage. Sa mise en scène
se révèle à la hauteur des exubérances dépeintes. Au menu : sex, drugs & jazz. Si vous parvenez
à survivre à ce tableau baroque où les mondains cocaïnés s’adonnent sans
ménagement au stupre et à la fornication, vous découvrirez alors, après
quarante-cinq minutes frénétiques de séquence orgiaque, le titre de cette
fiction gargantuesque rendant un hommage échevelé à la Mecque du cinéma :
Babylon.
From silent pictures to talkies
Au-delà de cette
introduction dantesque qui sert surtout à Chazelle à planter le décorum et à
présenter ses protagonistes, l’auteur ambitionne de raconter, par l’image et la
musique, cette période charnière qui voit l’avènement du cinéma parlant au
détriment des productions muettes. Si le trentenaire n’est pas le premier réalisateur
à s’approprier le sujet - souvenons-nous de The Artist ou de Singin’ in the
Rain, par ailleurs nommément cité dans le métrage -, il est sans doute le
premier à le traiter sous l’angle de l’exubérance et de l’intempérance. En
filigrane dans le récit, la tendance actuelle du cinéma américain à se regarder
dans le miroir (Once Upon A Time… in Hollywood), à dialoguer avec le passé,
entre rétrospection, autocritique et glorification. La forme, elle, épouse le
fond avec une imagerie tape-à-l’œil et des effets de manche à profusion,
rappelant parfois le style ostentatoire et boursouflé de Baz Luhrmann. Le tout mitonné
dans une mise en scène inventive et emphatique à souhait.
And the Oscar goes to… Justin Hurwitz !
Sous le feu des
projecteurs, une triplette de comédiens se donne corps et âme. Si on peut
reprocher l’interprétation quelque peu anachronique de Margot Robbie et le
cabotinage royal d’un Brad Pitt en décalque de Douglas Fairbanks, on
s’émerveille devant l’énergie grisante et dévastatrice dégagée par l’inconnu au
bataillon Diego Calva. Mais les personnages les plus intéressants, finalement,
sont à aller chercher du côté des rôles secondaires : Jovan Adepo, merveilleux
en saxophoniste, et Li Jun Li, envoûtante en danseuse de cabaret, par ailleurs
spécialiste des intertitres (les fameux « cartons » utilisés dans le
cinéma muet). Mais celui qui joue la plus belle partition, c’est
incontestablement Justin Hurwitz, à la baguette sur le score du film. Le compositeur attitré du metteur en scène livre
derechef une composition musicale jazzy phénoménale qui s’apprécie autant
durant la projection que chez soi. Un must-have !
Les
émotions sacrifiées sur l’autel du spectacle
Les autres artistes et
techniciens engagés sur « Babylon » ne déméritent pas. On pense
notamment à la splendide photographie de Linus Sandgren, à la
reconstitution historique au cordeau de la chef décoratrice Florencia Martin ou
encore aux incroyables chorégraphies imaginées par Mandy Moore. La direction
artistique est flamboyante. Nonobstant toutes ses qualités esthétiques, on
dénombre quelques sorties de route dommageables. A force d’insuffler de la vie
et de la sève dans son montage, Damien Chazelle en oublie d’injecter des
émotions. Les sentiments passent à la trappe, tant bien qu’on éprouve quelques
difficultés à s’émouvoir des mésaventures et du sort réservés aux trois héros.
Satire
à blanc
Plus dérangeant encore, une
certaine forme de complaisance dans la farce de la part du réal’. Visiblement moins
à l’aise dans l’art satirique - n’est pas Ruben Ostlund qui veut -, l’auteur
manque de finesse et se loupe totalement à tenter cahin-caha d’engendrer le
malaise. Résultat, il se vautre dans la naïveté et la provocation sonne faux :
dans son scénario, le grotesque fatigue plus qu’il ne choque. Le film se rêve
subversif, il n’en est que plus pathétique. Autre faille : comme dans
« La La Land », une fâcheuse tendance du metteur en scène à se
regarder filmer. Ce dernier ne parvient pas toujours à distinguer l’utile de
l’accessoire. Ainsi, le « final cut » méritait quelques coupes
supplémentaires, ce qui aurait pu éviter une baisse de régime dans le troisième
tiers. Pire, à vouloir trop en faire, Chazelle, plus prétentieux que la
prétention elle-même, rate lamentablement sa fin en nous servant une
superfétatoire soupe d’images indigestes sur l’évolution du cinéma. Gratuit et
complètement hors sujet. Gênant.
Un
pur geste de cinéma
En dépit de ses
faiblesses, cette fiction hors norme (tournage en 35 mm et en Cinémascope) doit
absolument être vue au cinéma. Tout simplement parce que cette œuvre ambitieuse,
foisonnante, excessive, enivrante et unique en son genre ne laisse pas
indifférent. Parce que Damien Chazelle livre malgré tout un impressionnant
geste de cinéma. Et surtout parce que la proposition apparaît plus que jamais
originale en ces temps de carence créative. D’autant plus si on la compare à la
production actuelle des plus convenues. En ligne de mire : les comédies
franchouillardes, les remakes, reboots et autres blockbusters en latex
super-héroïque qui affadissent les salles obscures. N’oublions pas que ce type
de superproduction hollywoodienne « auteuriste » a malheureusement
tendance à disparaître des radars. Souvenez-vous, il y a un an, on n’écrivait
pas autre chose à propos de « Nightmare Alley », paraphé Guillermo
del Toro, lui aussi cuisant échec au box-office américain.
Alors, si vous souhaitez
vivre une véritable expérience, rendez-vous chez votre exploitant de salles
préféré. Vous ne le regretterez pas.
Note : ★★★
Critique : Professeur Grant
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